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Discours de réception du prix D.W GRIFFITH | Page interviews 1 | Page interviews 3
 
 

 

« Stanley Kubrick », par John Baxter aux éditions Seuil. John Baxter est un journaliste australien, bibliophile. Ses biographies de Spielberg, Fellini et Buñuel font aujourd'hui autorité.
 
Le Nouvel Observateur. - Ecrire une biographie de Kubrick, c'est difficile ?

John Baxter. - Non, pas du tout, c'est ce qui m'a surpris. Au début, je me suis dit que ça allait être une mission impossible, vu la réputation qu'il avait. Mais tous les gens qui l'ont connu ont consenti à m'en parler. Tout le monde a une petite histoire sur Kubrick.

N. O. - Quel est la clé du personnage Kubrick ?

J. Baxter. - Voici un homme dont l'enfance n'a pas été très heureuse. Il est issu d'une bourgeoisie moyenne, et il ne s'est jamais adapté réellement. En classe, il avait des notes très moyennes dans toutes les matières où il fallait collaborer avec d'autres élèves. En revanche, dans les matières abstraites, comme la chimie, il était plus à l'aise. Son père lui a appris à jouer aux échecs et à faire des photos. Les échecs, c'est un jeu purement intellectuel, et la photo vous autorise à être un voyeur... Ce sont deux choses qui mettent de la distance entre vous et les gens. Le monde, pour Kubrick, est devenu une sorte de champ d'expériences scientifiques. Il ne voyait pas des individus, mais des types, des groupes, des exemples. Il était très intéressé par deux types de personnages : le soldat et le criminel... Il a eu une occasion de sortir de cette tour d'ivoire, lors de son deuxième mariage, qui a été très passionnel. S'il était resté avec sa deuxième femme, il serait devenu quelqu'un d'autre.

N. O. - Il a épousé plus tard Christiane Harlan, dont on a dit qu'elle était la fille de Veit Harlan, le réalisateur du « Juif Süss ».

J. Baxter. - Il est très difficile d'établir qui elle est. Je pense qu'elle est bien la fille de Veit Harlan, et non la fille de son frère.

N. O. -- Il a aussi toujours été fasciné par les nazis.

J. Baxter. - Exactement ! Andrew Birkin raconte que, lorsque Kubrick l'a envoyé en Afrique du Sud pour faire des photos pour « 2001 », il est revenu avec des images de propagande nazie, et Kubrick a voulu les garder. Il n'a pas eu une réaction d'horreur, mais de fascination. Il suffit de voir « Orange mécanique » pour comprendre ça. Kubrick voulait faire un film sur Albert Speer.

N. O. - Vous avez lu le livre de Frederic Raphael ?

J. Baxter. - Oui, l'auteur donne un portrait assez exact de Stanley Kubrick. Il prend le contre-pied de la mythologie du génie fou, ce qui est bien. Car Kubrick était bizarre, timide et solitaire, mais en aucun cas ce n'était le cinglé qu'on a voulu faire de lui. Même quand il faisait cinquante prises d'une scène, c'était une démarche logique. C'est comme ça qu'on faisait du cinéma, à l'époque où il a débuté.. .

N. O. -- Mais il était très retiré.

J. Baxter. - C'est venu lentement. Il s'est d'abord installé à la campagne, sans se couper du monde. Puis, quand il a tourné « Barry Lyndon », il a été menacé par l'IRA. Ses enfants devaient être enlevés... On lui téléphonait pour le menacer... Il a donc établi des barrières strictes avec l'extérieur.

N. O. - Etait-il un juif qui se détestait ?

J. Baxter. - Je ne pense pas que sa judéité le tracassait autant qu'elle tracasse Frederic Raphael. Il était Stanley Kubrick, et c'est tout. Il n'observait pas les fêtes juives, il n'a pas été enterré selon le rite juif, il n'a jamais été marié religieusement...

N. O. - Pourquoi a-t-il fait si peu de films ?

J. Baxter. - Sa méthode, c'était : laissons les autres traiter un certain sujet, et, après, faisons mieux. Il voulait être le meilleur.

N. O. - Le besoin d'être le meilleur de la classe ?

J. Baxter. - Exactement. Il tirait plus de plaisir de cette situation que de faire du cinéma. C'est pour ça que ses projets mettaient des années à être réalisés. « Eyes Wide Shut » a été annoncé en 1968, après « 2001 », par Warner Bros.

N. O. -- Il se voyait comme un réalisateur solitaire...

J. Baxter. - Oui, un franc-tireur. Un guérillero. En fait, il aimait bien prendre la pose du rebelle, mais il ne l'était pas vraiment.

N. O. - Quel est le coeur de son oeuvre ?

J. Baxter. - Tous les films de Kubrick se déroulent dans des systèmes qui s'empêtrent, des machines qui se dérèglent. Les plans de « Barry Lyndon » échouent, la fusée de « 2001 » aboutit on ne sait où, l'ordinateur se dérègle...

N. O. - Voulait-il aborder tous les genres, et dresser sa comédie humaine ?

J. Baxter. - Je ne crois pas que c'était si planifié. Il ne voulait pas faire « Eyes Wide Shut » d'abord, mais son film sur l'intelligence artificielle, « A. I. »... Il a presque fait « Wartime Lies »... Il changeait d'idée. Ainsi, quand « Easy Rider » est sorti, il s'est dit : « Tiens, je vais toucher les jeunes », et il a tourné « Orange mécanique ». Il n'avait pas une stratégie d'ensemble.

N. O. - Qu'est-ce qui fait sa grandeur ?

J. Baxter. - Comme John Ford, comme Orson Welles, il a créé un monde dans lequel nous nous sommes projetés. Comme il ne donnait pas d'interviews, qu'il ne rencontrait pas beaucoup de gens, il nous a laissé la latitude de comprendre ce monde comme nous l'entendions. Il laisse une oeuvre réfléchie, intelligente, belle. Il créait par distillation. Il ne filmait que l'essence. Ses films sont ainsi le concentré de son art.

Propos recueillis par FRANÇOIS FORESTIER du Nouvel Observateur

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Animateur de la revue « Positif » et maître de conférences à Paris-VII, Michel Ciment est l'auteur d'une monographie sur kubrick qui fait date.
 
Entretien Le Nouvel Observateur. ­ Quand avez-vous rencontré Stanley Kubrick pour la première fois ?

Michel Ciment. ­ Mon premier contact avec Stanley Kubrick, c'était il y a trente ans, au moment de la sortie de « 2001, l'Odyssée de l'espace ». J'avais rédigé, sur son oeuvre, une étude générale dans « Positif » qu'il avait fait traduire en français. J'ai d'abord eu un rendez-vous téléphonique avec lui. Je l'interrogeais sur ses films, il me posait des questions sur Napoléon ­ il voulait connaître le point de vue des historiens français. Le problème avec Kubrick a toujours été de ne pas se laisser interviewer par lui, ne pas se laisser pomper... Mais notre vraie rencontre a eu lieu avant la sortie d'« Orange mécanique », dans un restaurant près du studio. On a parlé pendant deux heures et puis on s'est revus pour chaque film. De temps en temps il m'appelait pour savoir ce que j'avais vu à Cannes, à Berlin ou à Venise, il me demandait si j'étais allé au Japon ou en Russie. C'était un faux ermite : il vivait au contact des autres grâce au téléphone, au fax, aux vidéocassettes. Il se tenait au courant de tout. Il suivait même la Bourse à Hongkong. Je ne doute pas qu'il ait été attentif à l'affaire Monica Lewinsky...

N. O. ­ Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?

M. Ciment. ­ C'était pour la sortie de « Full Metal Jacket », à Londres, en compagnie de Michael Herr, l'auteur du scénario mais aussi d'un grand livre, « Putain de mort ». Michael Herr avait fait la guerre du Vietnam et Kubrick avait utilisé ses compétences pour le film. J'ai rencontré Kubrick chez lui le lendemain. Il m'avait invité à déjeuner. Je me souviens qu'il avait fait venir un poulet à l'ail de chez Marks & Spencer. Il donnait peu d'interviews tout simplement parce qu'il détestait analyser ses films. Il parlait très bien, mais il se méfiait des mots qui figent la signification d'un film. Il jugeait le langage inapte à exprimer vraiment ce qu'il avait dans la tête. En vérité, c'était un homme essentiellement visuel.

N. O. ­ On le décrit volontiers comme un paranoïaque, un fou de solitude, presque un malade. Quel homme était-il vraiment ?

M. Ciment. ­ Il n'aurait pas pu faire ses films s'il avait été un malade. Pour autant, il avait un sens surdimensionné de la souffrance humaine. Il voulait se protéger des gens et de leur curiosité malsaine. Il ne se donnait pas en pâture à la société médiatique. Il craignait qu'en parlant de lui on se détourne de son oeuvre. Si Kubrick était un fou, c'était de travail. Quand il commençait un film, il faisait table rase de tout le reste. Pendant deux ans, pour « Barry Lyndon », il a écouté toute la musique du XVIIIe siècle et regardé tous les tableaux français, anglais et italiens de cette époque. Il s'immergeait jusqu'à se perdre dans le monde qu'il voulait recréer. Il tendait à la perfection. Il recherchait la pierre philosophale, il y avait un côté faustien en lui. Il aurait même pu étudier le Talmud... Il n'a réalisé que treize films. Ce n'est pas beaucoup, j'en conviens, mais Leonard de Vinci n'a pas fait beaucoup de tableaux non plus. L'important est d'en faire des bons.

N. O. ­ Comment vivait-il au quotidien ?

M. Ciment. ­ Avec sa femme, une artiste-peintre, et ses deux filles. Son existence était celle, tranquille, d'un gentleman farmer, à 50 kilomètres de Londres. Il dînait avec ses collaborateurs et était toujours disponible pour les gens qui travaillaient avec lui, mais il ne frayait pas avec le monde extérieur.

N. O. ­ Comment pourriez-vous définir le génie propre de Kubrick ?

M. Ciment. ­ C'est d'avoir réussi à être extraordinairement présent dans chacun de ses films tout en effaçant ses traces. Il avait accompli et incarné ce paradoxe : être toujours différent et pourtant toujours soi-même au moment où l'art moderne exigeait qu'on ait un style immédiatement reconnaissable et qu'on s'y tienne. Lui se renouvelait sans cesse. Comme tous les grands artistes, il avait peur d'être identifié. L'autre aspect de son génie est d'avoir été à l'écoute de toutes les angoisses du monde contemporain. D'avoir su, parce qu'il était lecteur de Freud et féru de psychanalyse, donner à chaque film des approches très différentes. Il était à la fois obsessionnel, avec son regard de laser et complètement ouvert sur le monde. Prenez « Barry Lyndon » : c'est une cosmogonie, une réduction de toute l'humanité en trois heures, avec la mort, la famille, l'ascension sociale, la religion et la guerre.

N. O. ­ Comment expliquez-vous qu'on puisse faire une oeuvre si cohérente tout en visitant des genres cinématographiques aussi divers que le thriller, le peplum, la SF ou la comédie de moeurs ?

M. Ciment. ­ C'est simple : Kubrick était un cinéphile, mais il ne voulait pas être un auteur. S'il avait pu, il aurait retiré sa signature. Et puis, il regardait beaucoup les films anciens. Dans chaque genre, il avait l'ambition folle de faire mieux que tous ses prédécesseurs.

N. O. ­ Comment tournait-il, quels étaient ses rapports avec la caméra, avec les comédiens ?

M. Ciment. ­ Il a toujours refusé la présence des journalistes sur ses tournages. Mais on sait qu'il tournait beaucoup de plans. Il était passionné par la caméra ­ il a d'abord été photographe. C'était lui, en fait, le chef opérateur de ses films. Il portait lui-même la caméra lorsqu'elle était mobile pour obtenir le cadre et le mouvement exacts qu'il désirait. Il aimait les comédiens, il adorait Peter Sellers, James Mason, Jack Nicholson, et il acceptait volontiers que le comédien lui suggère des choses. Bref, ce n'était pas le tyran qu'on dit...

N. O. ­ On lui a reproché de manquer d'imagination parce qu'il s'inspirait d'oeuvres littéraires ­ « Lolita » de Nabokov, « l'Odyssée de l'espace » de Clark, « l'Orange mécanique » de Burgess, ou « Barry Lyndon » de Thackeray...

M. Ciment. ­ Ses deux premiers films étaient originaux, mais à partir du troisième, tous ses films, en effet, ont été inspirés d'oeuvres littéraires. Racine s'est inspiré lui aussi d'oeuvres anciennes. On peut être original tout en s'inspirant. Mozart s'est inspiré d'oeuvres préexistantes ou de livrets écrits par d'autres. Dreyer, Visconti aussi l'ont fait. Alors, où est le problème ?

N. O. ­ Y a-t-il des films de lui que vous mettez au-dessus des autres ?

M. Ciment. ­ Oui, sans hésiter, « 2001, l'Odyssée de l'espace » et « Barry Lyndon ».

N. O. ­ Que savez-vous de son ultime film, « Eyes Wide Shut » ?

M. Ciment. ­ Je sais que c'est une histoire de jalousie sexuelle. Une histoire inspirée d'un bref roman d'Arthur Schnitzler, « Traum Novelle » (« Rien qu'un rêve », disponible en poche). Un homme et une femme qui se racontent leurs rêves et leurs expériences nocturnes. Après « Orange mécanique », il m'en avait parlé, mais il ne savait pas comment résoudre la fin du scénario. On ne pense pas tellement à Kubrick comme peintre du couple, mais quand on regarde « Lolita », « Shining » ou « Barry Lyndon », c'est d'amour dévoyé et perverti qu'il s'agit.

Propos recueillis par J.GARCIN (*) « Kubrick », par Michel Ciment, a paru en 1980 chez Calmann-Lévy.

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Sur l'école Kubrick a dit :
 
"Je crois que l'école a tort de vouloir enseigner quoi que ce soit aux enfants. Entre ce que l'on apprend par intérêt personnel et ce que l'on apprend par contrainte, la marge est comparable à celle qui sépare l'explosion d'une bombe atomique et celle d'un pétard. Je n'ai jamais rien appris à l'école et jamais je n'ai lu un livre pour le plaisir avant l'âge de dix-neuf ans."
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Stanley KUBRICK parle de " 2001 ", extrait d'un article de Joseph GELMIS, paru dans NEWSDAY du 4 Juin 1968. Chacun a sa théorie au sujet de la signification de "2.001 : L'ODYSSEE DE L'ESPACE". Comment Stanley KUBRICK explique-t-il le rôle de l'aventure dans son film ?
 
"C'est là où vous entrez dans ce qu'on pourrait appeler la zone fertile de l'ambiguïté", déclare Stanley KUBRICK. "Parce qu'il y a une explication très simple et très littérale au niveau le plus élémentaire possible du scénario. Un objet a été laissé sur terre par des explorateurs extraterrestres, il y a cinq millions d'années. Un autre objet a été laissé sur la Lune afin de pouvoir marquer le premier pas trébuchant de l'homme dans le cosmos. Un autre a été placé sur l'orbite autour de Jupiter pour servir de relais". Lorsqu'il arrive sur Jupiter, l'astronaute est jeté dans un champ de forces qui l'entraîne dans une autre dimension spatio-temporelle à un autre endroit de la galaxie. Il est mis dans ce qui est l'équivalent d'un zoo humain pour y être étudié. Sa vie se passe dans cette pièce et cela ne lui semble durer qu'un instant. Il se peut qu'il y passe toute sa vie normale ou bien qu'elle soit télescopée ou encore qu'elle soit réduite à quelques minutes. Il meurt et il renaît sous une forme supérieure. Il revient sur Terre comme ange ou comme surhomme, ou du moins transfiguré. Au niveau le plus simple, c'est ce qui "arrive". Mais le fait que l'on n'utilise pas de mots et que l'événement ait vraiment des résonances lointaines, est positif. A d'autres niveaux, le film signifie tout ce que l'on peut ressentir à son sujet. Je ne pense pas devoir m'appesantir au-delà de ce niveau élémentaire. Bien entendu, toute impression que vous pouvez ressentir à l'égard du film est valable si elle ne contient pas de contradiction. S'il a de l'effet sur vos émotions sur votre subconscient, sur vos aspirations mythologiques, alors il a réussi. Tout ce qui est au-delà de l'entendement humain semble magique. Il y a une tonalité religieuse dans le film qui se retrouve dans la quête par l'humanité d'une rencontre avec un être supérieur. Une fois que vous êtes lancé dans des méditations, une fois que vous vous dites, bon, l'univers est probablement rempli de civilisations évoluées, parce qu'il y a cent milliards de galaxies dans l'univers visible, certains de ces mots doivent se situer à un niveau que l'esprit humain ne peut concevoir. Ces êtres auraient probablement des pouvoirs incompréhensibles. Ils pourraient être en communication télépathique à travers l'univers entier. Ils pourraient avoir la capacité de façonner les événements d'une façon qui nous semble divine. Ils pourraient même représenter une sorte de conscience immortelle qui fasse partie de l'univers. Quand vous commencez à vous intéresser à ce genre de sujet, les implications religieuses sont inévitables, parce que tous ces caractères sont ceux que l'on attribue à Dieu. Ainsi voilà donc, si vous le voulez, une définition de Dieu parfaitement scientifique.
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L'Express du 11/03/1999 par Jean-Pierre Dufreigne
 
Perfectionniste, Stanley Kubrick prenait tout son temps pour mûrir un film. Il dispose désormais de l'éternité. No trespassing. Cela ne signifie pas "Interdit de trépasser", mais "Défense d'entrer". Ce panneau figure dans un des premiers plans de Citizen Kane. Et partout sur les grilles et les haies de quatre mètres autour de la maison de Stanley Kubrick, un manoir du Hertfordshire, à Saint Albans, à une vingtaine de kilomètres au nord de Londres. On lit aussi "Ne franchissez pas cette porte", "Attention au chien", "Personnes autorisées seulement", "Surveillance électronique". On peut se faire électrocuter ou ameuter le Yard et les pompiers (sans trop exagérer) en touchant simplement la poignée de la porte d'une salle de bains. Stanley Kubrick s'est enfermé là il y a trente ans. Mais aucun écriteau ne protège de rien, et Stanley Kubrick a trépassé. Depuis dimanche en fin d'après-midi, nous avons perdu avec Kubrick quelque chose d'irremplaçable, un motif d'admiration. Ce siècle qui fut un des égouts de l'humanité veut se terminer en nous empêchant d'admirer. Ce n'est pas un portrait de Stanley Kubrick qu'il faudrait faire, mais gueuler sa colère. Rien n'est meilleur qu'admirer; admirer, c'est patienter, s'émouvoir, comprendre, ressentir, espérer. S'anoblir. Le siècle nous laisse Bergman, reclus dans son île de Farö, mais vient de nous ôter Kubrick, enfermé en son manoir. Savoir que ces gens-là existent était réconfortant. Savoir que quelque part en un lieu écarté un homme d'honneur, un homme d'art jouit de sa liberté. La liberté de Kubrick vengeait Welles, l'abonné des hôtels, le vagabond énorme, le génie mutilé par les grands ciseaux des majors et par l'argent. La liberté de Kubrick, c'était le temps. Six films en trente-quatre ans, trois en vingt-trois ans, deux en dix-huit ans. Moyenne: un film tous les neuf ans. Le dernier sorti date de onze ans, Full Metal Jacket. Le temps lui permit d'aborder tous les genres, SF, guerre, péplum, épouvante, histoire, dérision, film noir. Manquait le western, et il terminait, dit-on, le sexe, avec Eyes Wide Shut (traduction littérale, Les Yeux grands fermés). Il avait reconstruit New York dans Pinewood, viré ou plutôt exténué Harvey Keitel et Jennifer Jason Leigh, remplacés par Tom Cruise et Nicole Kidman, en psy, échangistes, érotomanes. Du on-dit. Dérapages de l'amour par temps de chien, d'après La Nouvelle rêvée, d'Arthur Schnitzler, ce romancier autrichien, ce Freud de la fiction. On attend de voir. Un producteur de la Warner, Terry Semel, a pris l'avion lundi matin pour contempler l'affaire. Déjà il avait dû le prendre pour lire le scénario. Car rien ne sort du fortin Kubrick. Lui-même n'en sort pas, ou si peu. Il communique par fax, téléphone, Internet, satellite. Et quand il sort, c'est en clochard, grosse parka avec ou sans fourrure au col, selon la saison, pantalon informe, barbe en broussaille, grisonnée ces derniers temps (il avait quand même 70 ans), yeux toujours aussi proéminents, le regard d'Alex dans Orange mécanique. Moins les faux cils. Ce regard qui voit le bien et le mal et veut la perfection. Vouloir la perfection, c'est être soit mégalo soit parano, selon les dernières lois en vigueur. Ce n'est surtout qu'être artiste. Essayer de percer l'apparence et de transmettre ce qu'on a cru trouver. Etre perfectionniste, c'est aller au-delà du doute. Nous admirions Kubrick parce que l'on doutait de ce que l'on voyait. Devant Barry Lyndon, on se savait au-delà du cinéma et du siècle des Lumières. Devant Shining, au-delà de la terreur; devant Les Sentiers de la gloire, ailleurs que dans la mutinerie et l'héroïsme vain mais accepté, cette gifle à la connerie. D'ailleurs, en toute fin, il faisait chanter devant les poilus une jeune Allemande. La grâce parmi des trognes de boue. Cette jeune Allemande était sa femme, Christiane, qui lui donnera trois filles, Catherine, Anya, Viviane. Les Sentiers de la gloire étaient donc autre chose qu'un film de guerre. Un élan. Kubrick offrait son amour au spectateur et aux survivants. 2001 fut plus qu'une Odyssée de l'espace: un secret révélé dans un mystère tout noir et de la géométrie. Lolita était intournable. Pourtant même l'irascible et pointilleux et génial Nabokov applaudit. Full Metal Jacket n'avait rien à voir avec le Vietnam (reconstitué dans l'île aux Chiens, sur la Tamise) mais montrait des jeunes gens brimés, engueulés, décervelés, entraînés, comme on dit, pour au final réussir à tuer une femme. Jolie. Il nous voyait ainsi, fous et malades, nourris à la petite cuillère (scène du ministre tory aidant Alex à manger sa purée dans Orange mécanique), gavés de niaiseries sur nos lits d'hôpital. Pour peindre l'homme, Kubrick choisissait les mécaniques, les ordinateurs à lobotomiser, les machineries, les grues, et toujours la géométrie d'un hôtel pour fantômes, d'un labyrinthe (Shining), d'une armée en ordre de bataille ou d'une beauté dans sa baignoire (Barry Lyndon). Un goût mathématique venu des échecs, appris dans le Bronx à 12 ans, avec son père. Sur un vieux jeu, rescapé des exils familiaux. Quand on joue aux échecs, on n'a pas besoin d'autres jouets. On y apprend qu'un pion renverse le roi et qu'un fou franchit toutes les diagonales. Stanley adolescent aime le jazz et la physique. Hésite entre les deux voies et obtient une vieille boîte noire pour ses 13 ans, un appareil photo Grafex. Quatre ans plus tard, il rapportera les 25 premiers dollars à Stanley, une photo de rue, d'un kiosque à journaux où les gros titres annoncent la mort de Roosevelt. Il ne les gagne pas n'importe où, mais à Look, le journal de l'image. Il continuera.
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KUBRICK N'A PAS ATTENDU 2001 par Gérard Lefort ET Didier Péron Le lundi 8 mars 1999
 
Stanley Kubrick ne fut jamais là où on l'attendait. Il était né à New York en 1928 dans le quartier du Bronx au sein d'une famille d'émigrés d'Europe centrale (Roumains, Hongrois, Autrichiens) qui se coulent benoîtement dans le melting-pot américain. Son père, Jack, radiologue, tente de diriger son fils vers des études solides. Mais le jeune Stanley s'avérant plus que récalcitrant à l'école, il est inscrit, pour l'éveiller, à un cours d'échecs où, par contre, il va vite se révéler un champion. Reporter photo. Kubrick a alors 12 ans et, un an plus tard, son père lui offre un appareil photographique pour son anniversaire. Le "déclic" semble être crucial. Sur le chemin de son école, le jeune Stanley photographie des scènes de la vie quotidienne new-yorkaise. En avril 1945, le jour de la mort du président Roosevelt, il fixe le visage désemparé d'un marchand de journaux, cliché qu'il vend au magazine Look. Dès lors, Kubrick devient reporter à plein temps pour Look, qui lui confie la spécialité des images "singulières". Mais déjà, l'instantané ne lui suffit plus. Avec un ami, Alexander Singer, il se lance en 1950 et 1951 dans deux courts métrages documentaires, le premier, Day of the Fight, consacré au boxeur Walter Cartier, le deuxième, Flying Padre, consacré à un prêtre mexicain qui se déplaçait en avion pour prêcher. Le démon du cinéma est en lui. Financé en partie par ses gains dans un concours d'échecs, en 1953, il tourne en Californie Fear and Desire, récit d'une guerre saignante dans un pays imaginaire. Le film lui coûtera sa première épouse, Toba Metz, qui demande le divorce pour absences répétées, et les louanges de quelques critiques, qui repèrent son talent de metteur en scène. Financé par un dentiste du Bronx, il enchaîne en 1954 avec le Baiser du tueur, suspense tourné live dans les rues de Manhattan. Le film a coûté 40 000 dollars et c'est surtout cette performance financière qui attire l'attention d'Hollywood et singulièrement des Artistes associés qui, en 1958, pour 200 000 dollars, financent l'Ultime Razzia (The Killing), son troisième long métrage en noir et blanc. Kubrick a 28 ans, il est subitement célèbre et va s'attirer la complicité, sinon l'amitié, d'un fameux acteur "de gauche". Kirk Douglas va en effet devenir le partenaire de Kubrick pour deux films magistraux: d'une part en 1957, les Sentiers de la gloire, sensationnelle évocation des poilus fusillés pour l'exemple en 1917 (interdit en France jusqu'au milieu des années 70); d'autre part en 1960, Spartacus, film péplum qui évoquait l'épopée d'une révolte d'esclaves à l'époque de l'Empire romain d'après un scénario du "blacklisté" Dalton Trumbo. Bien que Kubrick, de son aveu, n'ait pas eu le contrôle final du film, Kirk Douglas, coproducteur, ayant trafiqué le montage, il peaufine de plus en plus son système. C'est-à-dire la maîtrise absolue de tout: argent, scénario et, surtout, postproduction (montage, mixage), jusqu'à la qualité des salles de cinéma où était diffusé son film. Autant d'exigences hautaines qui, dans l'Hollywood du début des années 60, passent pour, au mieux, une folie ou un caprice. Fascination des machines. Toujours à la recherche d'une plus grand indépendance, Kubrick s'est déjà expatrié en Grande-Bretagne. En 1962, il entreprend l'adaptation du roman "scandaleux" de Nabokov, Lolita. C'est peut-être le premier film strictement kubrickien: le récit est traité par blocs dissipés entre lesquels, sortes de trous d'air, circulent des personnages non psychologiques, genres de poupées mécaniques et grimaçantes qui anticipent la fascination de Kubrick pour les machines détraquées qui fera florès dans le fameux 2001. C'est aussi la première fois qu'il extirpe de ses acteurs une puissance dérangée et dérangeante: bien sûr la jeune Sue Lyon (Lolita), nymphette for ever, mais aussi, et surtout, James Mason (Humbert Humbert), monstre d'autant plus torturé qu'il n'exprime pratiquement rien. En 1963, la réalisation de Docteur Folamour semble faire monter la pression d'un cran. En pleine guerre froide, Kubrick raconte ni plus ni moins que le début de la Troisième Guerre mondiale, sous la forme d'une farce internationale qui voit s'affronter toute une théorie de politiques nases, de généraux gâteux et de stratèges siphonnés. Comme Peter Sellers incarne une bonne partie des rôles, Docteur Folamour va singulièrement effarer aussi bien les fans de Kubrick que ceux qui, à l'occasion de ce succès énorme, vont le découvrir. Dans la foulée de sa renommée, Kubrick se lance alors dans le projet qui va définitivement le consacrer: 2001: l'Odyssée de l'espace. Cinq ans vont s'écouler entre l'annonce de cette adaptation d'un roman fameux de Arthur C. Clarke et sa sortie sur les écrans en 1968. Certes, cette durée exceptionnelle est justifiée par l'ampleur technologique du projet mais, plus probablement, par l'ampleur mégalomane du film qui entend, en toute simplicité, raconter et résoudre toute l'histoire de l'humanité. Combien d'heures de cours de philo de terminale furent alors consacrées à l'énigme du monolithe trans-temporel: "Pour moi, c'est Dieu. Pour moi, c'est le néant. " C'est aussi le film qui a tatoué toute une génération de cinéastes américains, de James Cameron à George Lucas. C'est enfin le premier opus où la musique (de Strauss à Ligeti) est un personnage à part entière. Surprise. Avec une célérité peu commune (trois ans à peine), en 1971, un autre trauma météorite tombe de la galaxie Kubrick: Orange mécanique, film de l'ultraviolence urbaine dans un futur plus que proche. Là encore, le débat va faire rage, sur le thème du film "qui donne le mauvais exemple". En tout cas, comme d'habitude, impossible d'anticiper sur les visions d'un visionnaire, puisque, en 1975, à la surprise vraiment générale, Kubrick adapte un roman anglais du XVIIIe, Barry Lyndon, de Thackeray. Le film déconcerte. Sans doute en raison de son casting surréaliste: Ryan O'Neal, endive vedette de Love Story, et Marisa Berenson, petite-fille de la couturière Elsa Schiaparelli. Mais c'est surtout l'usage quasi ininterrompu d'une narration en voix off qui fait le plus d'effet puisqu'elle passe son temps à raconter ce que les images sont en train de montrer. Si on ajoute la performance technique des scènes tournées à la seule lumière des bougies, on finirait presque par oublier que Barry Lyndon est une nouvelle fois un film majeur sur la bestialité humaine. Ce que prouvera amplement en 1980 la sortie événement de Shining. A nouveau prouesse technique (c'est la première fois que l'on fait usage continu de la caméra steadycam) et démonstration de lucidité sur la question de la terreur humaine, trop humaine. Avec son monumental hôtel hanté, construit sur un cimetière indien, et son labyrinthe congelé, Shining, très inspiré par les écrits de Bruno Bettelheim, raconte une assez banale histoire de famille qui tourne au massacre de tous les archétypes et figures de la psyché occidentale. Un vrai cauchemar qui marqua à la fois le sommet et le point de non-retour de la carrière de Jack Nicholson. Film-cerveau. Après une telle apothéose, la question du "mais qu'est-ce qu'il va bien pouvoir faire après?" était de nouveau à son comble. Il faudra patienter huit ans, jusqu'en 1987. Remisant son autre film de guerre sur l'épopée napoléonienne, Kubrick s'attaque à un sujet qui semblait la chasse très jalousement gardée du seul cinéma hollywoodien: la guerre du Viêt-nam, qu'il va reconstituer dans la banlieue de Londres pour tourner Full Metal Jacket, son véritable dernier film (rien n'indique pour l'heure que Eyes Wide Shut soit véritablement fini, lire ci-dessous), qui donnait une version particulièrement sèche et brutale de sa conception du monde. Film en deux parties, où la communication est réduite aux vociférations d'un sergent instructeur, aux explosions du napalm ou à la petite musique finale du Mickey Mouse Club. Full Metal Jacket est le summum du film-cerveau. Un cerveau dont les deux hémisphères ne seraient pas irrigués par le même sang et dont chacun donnerait à l'organisme des ordres et des idées contradictoires. Un cerveau qui s'épuise à comprendre et à maîtriser toutes les situations et qui ne parvient en fait qu'à se vider, comme Hal, le cerveau électronique de 2001. Cette hantise du retour à la case zéro, Kubrick l'avait projetée dans ce qu'il devait concevoir comme un film-testament, très clairement intitulé A.I. (Artificial Intelligence), un film sans acteurs (ou presque) qui aurait vu le combat à mort entre plusieurs ordinateurs. La fin du cinéma?. Deux passe-temps, échecs et photo, qui coupent du monde (un champ clos de 64 cases d'un côté et le tirage en chambre noire de l'autre), et toujours cette passion pour la physique qui en dévoile les mystères. Dans les parcs, il "pousse le bois" avec de futurs Nobel, maîtres en électrons et théorie des quanta. Coup de pouce, de chance, la RKO le reçoit, puis James B. Harris, et naît Le Baiser du tueur, film noir qui n'a pas une bobine de débutant (la séquence hallucinée parmi les mannequins d'un magasin a été pillée dans maints films et téléfilms). Coup de génie du hasard encore, cette fâcherie entre Kirk Douglas et Anthony Mann. Kirk vire Tony de Spartacus et prend Stanley. Kubrick est jeune et poupin, 32 ans. Un Welles élégant. Après il n'y a plus qu'à suivre le mouvement. C'est-à-dire, pour Kubrick, le ralentir. Lire énormément, écouter toute la musique. Etre maître de tout. Sur le plateau de Shining, Scatman Crothers (qui tient le rôle du cuisinier black) entonne sur un air de scat, cet ancêtre jazzy du rap: "Il y a un gars, il habite Londres/Il fait du cinéma, est connu de tout le monde/Ça oui, il a vraiment un grand renom/Stanley Kubrick est son nom/C'est un gars qui prévoit tout de très loin/Pour vous faire croire qu'il a ressuscité les défunts/Il fait lui-même son montage/C'est un génie pour les trucages/C'est lui qui fait tout, qui fait tout/Je vous le dis, Stanley, c'est lui qui fait tout." Alors, dans ce cas, Stanley Kubrick ne sait pas qu'il est mort. Nous ne lui dirons pas.
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Discours de réception du prix D.W GRIFFITH*
 
Bonsoir! Je regrette de ne pas pouvoir être parmis vous pour recevoir le prix D.W Griffith qui me fait tellement d'honneur, mais je suis à Londres en train de tourner Eyes Wide Shut avec Tom Cruise et Nicoles Kidman et il est probable que je me trouve à cette heure précise dans ma voiture en route pour le studio. Or cela, me rappelle une conversation que j'ai eue avec Steven Spielberg sur ce qui était la chose la plus difficile, ce qui représentait le plus grand défi lorsqu'il s'agit de réaliser un film. Et je crois que Steven a trouvé un réponse tout à fait juste. Il a dit que l'épreuve la plus dure d'un trounage était le moment où l'on descendait de sa voiture. Je suis sûr que vous êtes tous passé par là. Cependant, ceux qui ont eu le privilège de tourner un film savent bien, même si l'expérience peut se comparer à une tentative d'écrire Guerre et paix dans une auto-tamponneuse au milieu d'un parc d'attractions, que la convition d'avoir enfin réussi est une joie procurée par peu d'autres choses dans la vie. A mon avis, le fait d'avoir donné à cette récompense pour l'oeuvre de toute une vie le nom de D.W Griffith s'accompagne d'une curieuse ironie. Car sa carrière fut à la fois une création inspirée et un récit riche d'enseignement. Ses meilleurs films ont toujours été classés parmi les plus importants jamais réalisés. Certains lui ont rapporté beaucoup d'argent. Il a largement contribué à faire d'une nouveauté populaire une véritable forme d'art. C'est lui qui a inventé et développé une partie considérable de la syntaxe filmique qui maintenant nous paraît aller de soi. Il a acquis une renommée internationale et on comptait parmi ses mécènes de nombreux grands artistes et hommes d'état de son époque. Mais, aussi bien dans le domaine des affaires qu'en ce qui concernait ses projets cinématographiques, Griffith n'hésitait pas à prendre des risques énomes. Il était toujours prêt à voler trop haut. A la fin donc, les ailes de la fortune se sont avérées pour lui, comme pour Icare, peu substantielles, n'étant faites que de plumes et de cires. A l'instar de celle d'Icare, en s'aventurant trop près du soleil, elles ont fondu. Et l'homme dont la gloire dépassait celle des plus illustres cinéastes d'aujourd'hui a passé les dernières 17 années de sa vie frappé d'ostracisme par l'industrie qu'il avait lui-même crée. J'ai comparé la carrière de Griffith au mythe d'Icare, mais en même temps je n'ai jamais été tout à fait sûr de la morale de l'histoire d'Icare. Faut-il comprendre, comme on le fait communément, "ne volez pas trop haut" ? Ou doit-on plutôt interpréter comme ceci : " Oubliez les plumes et la cire : "essayez de perfectionner les ailes". Néanmoins, une chose est certaine ; D.W Griffith nous a légué une oeuvre passionnante. Le prix qui porte son nom est un des plus grands honneurs qu'un cinéaste puisse recevoir. Je vous en remercie tous, humblement, chaleureusement.* Discours de réception du prix D.W Griffith décerné par la directors'Guild et enregistré en vidéo par stanley Kubrick ; traduit de l'anglais par Eithne O'Neill - Positif n°464, Octobre 1999.
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